Les Mouches
Les Mouches, première pièce de théâtre écrite par Jean-Paul Sartre en 1943 est un drame en trois actes prennent racine dans le mythe des Atrides. Oreste arrive à Argos, sa ville natale ou il voit son peuple torturé par les remords. L'extrait que nous allons étudier (III, 3 p233) se situe après le meurtre de ses parents. La sœur, Electre à déjà choisit de retourner à la servitude du remord. Oreste, lui se confronte à Jupiter qui lui fait un monologue.
Deux axes me semblent importants. D'un coté nous avons un Jupiter qui montre sa toute puissance du début à la fin. De l'autre nous avons cette puissance utilisé au service de l'argumentation de Jupiter et de son auteur Sartre : ça commence à peu près à la moitié.
Oreste ! Je t'ai créé et j'ai crée toute chose : regarde.
L'interjection impose immédiatement la prise de parole. Jupiter se place comme un interlocuteur puissant. Interlocuteur vient du mot latin interloqui, qui signifie couper la parole à quelqu’un ou interrompre quelqu’un. On est en plein dedans. La précédente réplique d'Oreste : «Le plus lâche des assassins, c'est celui qui a des remords.» montre qu'Oreste est allé trop loin. Il vient de contredire directement son Dieu. Tout de suite, c'est comme une menace sourde, ça ne peut plus continuer comme ça ! C'est la première fois que Jupiter appelle Oreste par son nom en face : signe que Jupiter change de ton, de façon radicale.
La répétition de la première personne du singulier accompagné du passé composé permet à Jupiter de se placer dans un discours personnel. Le double point suivit d'un impératif positionne Jupiter dans un type de discours presque proche de l'injonctif. Il attend qu'on l'écoute. Que ce soit Oreste ou le spectateur.
Les murs du temple s'ouvrent. Le ciel apparaît, constellé d'étoile qui tournent. Jupiter est au fond de la scène. Sa voix est devenue énorme – microphone – mais on le distingue à peine.
Pour ces phrases, je ne m'attarderai pas dessus d'un point de vue formel. Ici, les didascalies servent de support pour le metteur en scène. Bien qu'un ciel constellé d'étoiles tournantes me parait invraisemblable pour du théâtre, malgré les machineries de l'époque. Le but est de faire sentir ce qui commençait à se créer dans la précédente réplique : l'apparition d'un Jupiter dans sa gloire, un Jupiter qui change de ton afin de préparer le monologue qui suit. Pour bien comprendre, il faut se placer dans la salle. Jupiter, est au fond, avec une voix forte et grave, plongé dans l'obscurité. La dessus, les murs se mettent à bouger. Jupiter débite qu'il est le Dieu des Dieux. Il y a un effet sur le spectateur. Toutefois, Sartre ne veut pas non plus trop de baroque, de rococo, puisqu'il ne veut pas qu'on entende l'effet sonore. Il cherche donc à mettre Jupiter en position supérieure, mais qu'on le sente de façon intuitive, que ça ne déborde pas sur les propos. Ce n'est pas un effet simplement émotif. A mon sens, Sartre profite de ce passage comme d'une ultime argumentation de la part de Jupiter (par rapport au livre). Cette argumentation passe par cette démonstration de puissance. Écoutez plutôt :
Vois ces planètes qui roulent en ordre, sans jamais se heurter : c'est moi qui en ai réglé le cours, selon la justice. Entends l'harmonie des sphères, cet énorme chant des grâces minéral qui se répercute aux quatre coins du ciel.
Il y a de l'impératif dans l'air : avec vois et entends. Cependant, bien qu'il s'agisse d'un ordre, on sent comme un certain recul, une certaine nostalgie dans le personnage. Il y bien un champ lexical, celui de l'équilibre avec ''ordre, justice, harmonie'' et même ''réglé le cours''. Cependant, ce n'est pas ça qui nous touche. Jupiter approche le sublime. Ses paroles transcendant le beau. Au fond, il nous dit maîtriser les étoiles. Et c'est ça qui nous dépasse. De plus, il y a un coté poétique dans sa façon de s'exprimer : il dit non pas ''je fais bouger les gros cailloux dans le ciel'' mais ''Entends l'harmonie des sphères, cet énorme chant des grâces minéral qui se répercute aux quatre coins du ciel.'' Il y a un certaine classe, vous en conviendrez.
Nous avons l'expression : aux quatre coins du ciel, il y a un champ lexical de l'Art avec ''harmonie, chant, grâce''. Il substitue des mots par d'autres, comme les planètes qui roulent. Une planète, ça ne roule pas... Il y a aussi une reprise de concept avec ''entend et chant''. Une comparaison avec ''les grâces minérales'' au lieu ''de planète.'' et un jeu sur le rythme puisque la fin de phrase ''selon la justice'' n'est pas vraiment utile, voir gênante. On pourrait tout à fait s'arrêter à ''c'est moi qui en ai réglé le cours'' seulement, ce petit rajout donne une supériorité dans les idées. Comme une touche de rêve, d'imagination donnée au public. La justice... Quelle justice ? Il parle de quoi, au fond ? Ça nous dépasse, tout simplement, c'est du sublime.
En didascalie : ''mélodie'' : pour répondre au ''chant de grâce. '' Cette mélodie en temps que telle, a un intérêt. On avait déjà le visuel, avec le ciel d'étoiles qui tournent, et maintenant il y a la musique. Ça permet de s'intégrer au texte, d'en prendre part et il faut le dire, ça aide l'acteur à insuffler de l'esprit à son monologue. Nous sommes personnalisés dans Jupiter. Nous sommes dans son discours puisqu'il le ramène toujours vers lui.
''Par moi les espèces se perpétuent, j'ai ordonné qu'un homme engendre toujours un homme et que le petit du chien soit un chien, par moi la douce langue des marées vient lécher le sable et se retire à heure fixe, je fait croître les plantes, et mon souffle guide autour de la terre les nuages jaunes du pollen.''
Première chose, la taille de la phrase s'étire en virgules. De cette façon, il peut répéter sans choquer l'auditoire le mot ''moi'' qui revient pour la troisième fois, et qui, avec la première personne du singulier pour le verbe ordonné (au passé composé), ramène l'honneur des glorieux événements à Jupiter. Il se poste sans ambiguïtés possibles comme un Dieu. Notons une certaine graduation dans le discours : d'abord les étoiles, puis la vie (avec : espèce, homme, chien, pollen) et enfin des choses qui sont moins impressionnantes, comme l'accroissement des plantes, ou bien des marées. A ce propos il y a un changement de temps, puisque l'on transite du passé au présent de l'indicatif. C'est un Dieu intemporel. A mon sens, ça fait un peu CV. Ben oui, Jupiter débite tout son cursus. Les étapes importante de sa ''vie'', ses activités, et tout ça dans le minimum autobiographique digne d'un Dieu. A sa façon, on croirait voir un Matamore comme dans l'Illusion comique de Corneille. I,2 Mon armée... Ah ! Poltron ! ... La différence, c'est qu'il n'est pas un Matamore comique, bien au contraire, il est sérieux. Normal, c'est un Dieu, vantard et poétique.
Des champs lexicaux, des répétitions ''homme, chien'', des métaphores liés '' la douce langue des marées vient lécher le sable '' ou encore un rythme sur la base de 10 pieds.
De plus, il parle de nous. Des hommes. Chose qui est très importante par la suite dans le discours. On lit, page suivante : ''Je ne suis pas ton roi, larve impudente. Qui donc t'a crée ?'' Donc à l'intérieur même du monologue, il introduit déjà la notion de créateur. Le créateur est normalement roi sur sa création.
Maintenant qu'il s'est bien présenté, et qu'il a prouvé l'autorité de ses propos, il attaque. On entame le second axe.
''Tu n'es pas chez toi, intrus ! Tu es dans le monde comme l'écharde dans la chair, comme le braconnier dans la forêt seigneuriale : car le monde est bon ; je l'ai créé selon ma volonté et je suis le bien.''
Dès qu'il utilise la seconde personne du singulier, c'est pour invectiver. ''intrus'' est suivit d'une exclamative. Directement, le rythme est plus haché. Les virgules sont plus proches, la conjonction de coordination et... Les deux comparaisons paraphrasent la première idée... Si l'acteur est bon, le spectateur fait gloups. On se sent mal dans son siège. D'abord Jupiter nous raconte fleurette en nous faisant rêver et d'un coup : PAF ! Il change encore de ton. Comme il s'adresse à la fois à Oreste, et à nous, on est forcés de se sentir tout petit ! Nous arrivons au idées, à l'argumentation de Jupiter, à son manichéisme, avec le bien et le mal (ce qui est discutable en philosophie...)
Mais toi, tu as fait le mal, et les choses t'accusent de leurs voix pétrifiées : le bien est partout, c'est la moelle du sureau, la fraîcheur de la source, le grain du silex, la pesanteur de la pierre : tu le retrouveras jusque dans la nature du feu et de la lumière, ton corps même te trahit, car il se conforme à mes prescriptions.
L'idée de Sartre est plutôt simple. Puisque Dieu à tout créer, et que Dieu est bon, tout est bon. Par contre, l'homme par son libre arbitre est mauvais. C'est une pensée chrétienne... Il n'est même pas question de discuter que Dieu soit bon ou mauvais. C'est poser comme un fait, un paradigme de base. Maintenant, chose intéressante, il lie dans une accumulation tous les endroits où l'on peut voir le bien. ''la moelle du sureau, la fraîcheur de la source, le grain du silex, la pesanteur de la pierre, le feu, la lumière, le corps.'' Cependant, il ne cherche pas à faire ouvrir les yeux au public. A mon sens, au lieu de faire une accumulation, il aurait put donner un exemple concret sur scène. Ce manque d'argumentation en profondeur à plusieurs origines d'après moi. D'abord Sartre cherche à démonter cette théorie, il est donc contre. Il monte un Dieu qui a l'air puissant et qui se révèle bidon. Pratique pour démonter une théorie adverse. Ensuite, au théâtre, c'est plutôt difficile d'introduire des notions complexes. De plus, la moindre approche politique, théorique, dénature l'œuvre d'art et détruit toute possibilité de beau. Là, il réchappe de peu à l'erreur. Je m'explique : si l'acteur disserte de façon savante, il risque de perdre le public. L'effet produit n'aurait pas été le même. On n'aurait pas eu un Dieu puissant, qui nous fait trembler, mais un dieu d'une barbante philosophie. Je conclue, qu'il se sert de sa puissance verbale comme d'un moyen argumentatif, et non philosophique.
Le bien est en toi, hors de toi : il te pénètre comme une faux, il t'écrase comme une montagne, il te porte et te roule comme une mer ; C'est lui qui permit le succès de ta mauvaise entreprise, car il fut la clarté des chandelles, la dureté de ton épée, la force de ton bras.
Ici, il y une répétition du ''il te''. Il te pénètre, il t'écrase, il te porte, te roule.'' Cela donne plus de puissance aux propos. On comprend qu'Oreste a été totalement manipulé. Jupiter reconstitue la scène du meurtre en décrivant sous forme d'accumulation les détails. ''Les chandelles, l'épée, la force du bras..'' Ça a un effet dramatique fort sur le spectateur, puisque dans la scène précédente, c'est Electre qui est tombé sous les regrets face aux même arguments. Là, c'est Jupiter, qui, dans toute sa gloire abat son jugement. Il se sert de sa puissance verbale comme d'un moyen argumentatif. Dans cette phrase, sa puissance se trouve dans une comparaison sur la terre avec montagne, mer. Depuis le début, il ne change pas de discours. Jupiter nous subjugue de ses pouvoirs scéniques, verbaux et théoriques, puis abat sa dernière carte
Et ce mal dont tu es si fier, dont tu te nommes l'auteur, qu'est-il sinon un reflet de l'être, un faux fuyant, une image trompeuse dont l'existence même est soutenue par le bien.
Le mal ne peut exister sans le bien. Le mal qu'à prodigué Oreste est lié à Jupiter puisqu'il est lié au bien. Oreste n'est pas libre. C'est une erreur de se croire libre. C'est là l'argument le plus pertinent de Jupiter. A la fois parce qu'il croit sincèrement à ce qu'il dit. Ensuite, parce que dans sa position de grand Dieu, on en vient à le croire. A ce passage, il faut être honnête : le public ne comprend plus rien du tout car le sublime que recherchait Sartre atteint son paroxysme. On croit ce qu'il dit sans rien comprendre. Ça fait un petit peu une bataille d'arguments épiques entre deux héros, que l'on n'arrive pas à suivre. Ça nous dépasse. La phrase, plutôt bien construite s'axe autour d'une métaphore sur les miroirs : un reflet, un faux-fuyant, une image. Au fond, il ne fait que se paraphraser. Il répète à chaque fois, non pas pour mieux faire comprendre, mais pour gagner en puissance. C'est comme si... vous preniez un clou et que vous tapiez dessus. Une seule fois, le clou tient. Au bout de trois fois, le clou est enfoncé aussi profondément qu'une écharde dans la chair.
Rentres en toi-même, Oreste : l'univers te donnes tort, et tu es un ciron dans l'univers. Rentre dans la nature, fils dénaturé : connais ta faute, abhorre-la, arrache la de toi comme une dent cariée et puante. Ou redoute que la mer ne se retire devant toi, que les sources ne se tarissent sur ton chemin, que les pierres et les roches ne roulent hors de ta route et que la terre ne s'effrite sous tes pas.
Nous atteignons la dernière partit du discours. Après avoir montré son autorité sur les éléments, prouvé l'erreur d'Oreste, Jupiter le met en garde contre le chemin où il se dirige. Sa pseudo-liberté a un prix terrible. Pire encore. Les éléments dont Jupiter se targue la maîtrise vont se retourner contre lui. Nous sommes de nouveau dans le champ lexical du monde avec Univers, nature, mer, source, chemin, pierre, roche, route, terre. C'est une apothéose. Dans cette mise en garde on trouve aussi une répétition qui rythme la phrase. Début de phrase : univers. Fin de phrase: univers, séparé d'une virgule, tout simplement. On a également quelque chose d'un peu nouveau, mais pas tellement, c'est l'histoire du fils. Fils dénaturé qu'il dit. Il conclu, il ferme le discours par là ou il l'a commencé avec je t'ai créer et j'ai créer toutes choses. Jupiter impose sa supériorité hiérarchique. Il montre également la générosité, la clémence, la magnanimité de sa fonction. Il propose, malgré son défaut de revenir. A ce moment du texte, c'est un peu le : luc, rejoint le coté obscur de la force. C'est l'offre que l'on ne peut pas refuser. Le spectateur est persuadé de la puissance de Jupiter, il pense qu'Oreste ne peut pas tenir, qu'il va s'effondrer, qu'il a tort et puis...
Qu'elle s'effrite ! Que les rocher me condamnent et que les plantes se fanent sur mon passage : tout ton univers ne suffira pas à me donner tort. Tu es le roi des Dieux, Jupiter, le roi des pierres et des étoiles, le roi des vagues et de la mer. Mais tu n'est pas le roi des hommes.
Voilà. En une phrase, Sartre résume l'idée de son livre, celui de l'existentialisme, et en profite pour frapper à mort Jupiter. Il montre que malgré toute l'argumentation de Dieu, celui-ci ne peut rien contre lui, qu'il n'a aucune emprise. Pour se faire, il reprend ce que disait Jupiter, explique qu'il a comprit en citant les points forts avec notre fameux champ lexical de la terre : rocher, plantes, univers, pierres, étoiles, vagues et mer. On va finir par les connaître par cœur ! Il dit qu'il accepte le prix de sa liberté, car la liberté dépasse, transcende tout, il suffit d'en être conscient. Jupiter n'est pas le roi des hommes.
Une fois cette phrase finit, Jupiter tombe, les murs se resserrent et sa voix redevient normale. Oreste a gagné. Pourtant, celui-ci a exprimé toute sa grandeur, de tous les moyens dont il disposait. Procédés scéniques, poésie, répétitions et champs lexicaux, vantardises ou encore accumulations. Tout cet attirail verbal est au service d'une argumentation scrupuleuse. D'abord affirmer son autorité, ensuite prouver où se trouve l'erreur d'Oreste, et enfin l'implorer de revenir. Le texte conclue sur le fait que Jupiter a tort, car il n'a aucune emprise sur les hommes. Ce qui est le tenant de la pensée Existentialiste. Pourtant, au fil du monologue, on sentait parfois un personnage plus profond, qu'un Dieu d'apparence. D'un coté on lui trouve une fatigue sans âge, de l'autre on le sent un poil vantard, sûr de lui. Ne pourrait-on pas croire qu'il ait un objectif différant de celui de ramener uniquement Oreste à la raison ? N'aurait-il pas peur d'être abandonné ? Surtout que l'oublie chez un Dieu signifie sa disparition, la mort ?
Dorian Clair | 2011